Ce texte comportait deux volets. Il réagissait d’abord aux déclarations d’Élio Di Rupo, qui annonçait que la « rigueur » est inévitable et que près de 20 milliards d’euros d’économie vont devoir être trouvés. Le président du PS poursuivait en indiquant que son rôle est de « dire la vérité aux gens » et que des restrictions dans les dépenses seront nécessaires. Sans le dire, il annonçait donc la mise en place d’une politique d’austérité. Si Le Soira surtout mis en exergue la critique que le SETCa-Liège portait sur l’action et le discours du président du PS, cette critique s’inscrivait dans un raisonnement plus global et plus complet sur ce que peut signifier « dire la vérité aux gens ». C’est donc le deuxième volet de cette carte blanche que je souhaite développer ici.
Suite à l’échec des négociations menées entre les représentants patronaux et syndicaux pour conclure un accord interprofessionnel 2011-2012, le gouvernement a proposé une médiation. Tout comme le projet initial d’AIP, cette seconde mouture a été rejetée par la FGTB[1]. L’AIP était donc mort et enterré en tant qu’accord. Mais pas forcément l’ensemble de son contenu. L’attaque sur l’indexation automatique des salaires a été retirée. Et cela au grand dam du patronat, qui a multiplié, à travers ses officines et ses experts à l’indépendance toute relative, les sorties médiatiques pour continuer à pointer du doigt la dangerosité de ce système, supposé provoquer un « dérapage salarial ». « Dérapage salarial », le mot est lâché. C’est pour empêcher celui-ci que la coalition gouvernementale, issue des élections de 2007 (et non de celles de 2010, ce qui doit nous interpeller sur sa légitimité et sur le processus démocratique en cours), a utilisé la loi du 26 juillet 1996 (dite loi sur la compétitivité) pour imposer par la loi une norme salariale impérative – et non plus indicative – de 0,3% d’augmentation en 2012. Cette « rigueur », ce carcan salarial, est appliquée au nom d’une sauvegarde de la compétitivité des entreprises. Mais comme le rappelait justement le groupe de réflexion Le Ressort à la veille du dépôt du projet d’AIP : « Le dogme de la compétitivité ne sert pas l’intérêt général, il ne profite qu’aux employeurs, aux actionnaires. En effet, les travailleurs d’un pays sont en permanence mis en concurrence avec les travailleurs des pays voisins pour déterminer ceux qui seront les plus compétitifs, c’est-à-dire ceux qui accepteront les salaires les plus bas. Les Allemands se montrent particulièrement efficaces dans cette discipline puisque l’évolution de leur salaire est inférieure à l’inflation. Leur pouvoir d’achat diminue. Les travailleurs allemands sont de plus en plus pauvres… mais ce n’est pas de la régression sociale, c’est de l’amélioration de la compétitivité. Cette course sans fin n’a pour seul effet que de diminuer les salaires des travailleurs de tous les pays qui y participent. Il n’est donc pas correct de parler de la compétitivité des entreprises puisqu’en réalité ce ne sont pas les entreprises qui sont en compétition mais bien les travailleurs. »[2]
Au nom de cette compétitivité, afin d’éviter un « dérapage salarial » qui lui serait préjudiciable, le gouvernement a donc pris ses responsabilités. Cette décision est mûrement réfléchie, comme les députés du PS nous en ont à nouveau fait part lors d’une dernière rencontre au parlement le 7 avril 2011, soit juste avant de voter le « projet de loi modifiant la loi du 1er février 2011 portant la prolongation de mesures de crise et l’exécution de l’AIP, et exécutant le compromis du gouvernement relatif au projet d’AIP ».
Mais finalement, sans rire, de quoi parle-t-on ?
On parle du fait que les patrons considèrent que les syndicats sont « irresponsables » en réclamant plus de 0,3 % d’augmentation salariale en 2012 alors que l’indexation automatique des salaires leur garantit déjà environ 4%[3]. Soit. Mais alors, où se trouve la responsabilité dans les chiffres dévoilés par L’Écho à la mi-mars qui titrait fièrement en première page « 16 milliards de profits pour le Bel 20 » ? Où se trouve la responsabilité des entreprises du Bel 20 qui annoncent fièrement une hausse globale de 33% de leur bénéfice par rapport à 2009[4] ? Où se trouve la responsabilité de se vanter d’un chiffre 100 fois supérieur à ce que l’on refuse aux 2,9 millions de travailleurs salariés, et par effet domino aux 820.000 agents du service public[5] ? Selon le patronat, il est presque indécent pour les travailleurs en Belgique de vouloir plus que l’index. Mais pour les actionnaires, la FEB et l’UCM ne voient aucune indécence au fait que les dividendes belges soient relevés de 15% en moyenne[6]. Et on voudrait que les travailleurs se taisent devant une limitation de leur augmentation salariale, hors index, de 0% en 2011 et de 0,3 % en 2012 ? Sans rire, le patronat se plaint donc qu’avec l’index « le dérapage salarial » serait d’environ 5%. Mais 15% ne semble pas pouvoir être appelé un « dérapage actionnarial»…
Devant ces chiffres, nous reposons la question : qui sont les dirigeants responsables dans ce pays ?
Les dirigeants syndicaux qui, par la mobilisation, essaient d’améliorer le niveau de vie des plus de 3,7 millions de travailleurs salariés (privé et public confondus) et de leurs familles ? Ceux-là même qui essaient de revaloriser la situation des allocataires sociaux. Ou les dirigeants des entreprises, y compris ceux de banques privées sauvées par de l’argent public, qui parlent de crise économique mais s’octroient des augmentations salariales plantureuses et rétribuent sans cesse mieux les actionnaires ? Eux qui, par leurs demandes répétées de ne pas contribuer au financement de la sécurité sociale, affaiblissent encore plus les mécanismes de la solidarité dans notre pays. Mécanismes qui empêchent 44% de la population d’être pauvres, mais ce n’est peut-être qu’un « détail » à leurs yeux.
On nous dira que c’est la crise. Mais comme le relevait très justement un éditorial de 6com[7], on peut se demander de quelle crise on parle. D’autant que les journaux financiers ne cessent de parler de relance et de retour aux bénéfices. C’est ainsi que MoneyTalk. L’hebdo de vos finances faisait récemment sa une en titrant « Résultats 2010 : La machine relancée »[8]. Et L’Écho de surenchérir dans ses pages Marchés et placements du 12 avril : « Wall Street en route pour des profits inégalés ». Suivait la question existentielle suivante : « Les records de 2007 bientôt pulvérisés ? ». Il est donc clair, et c’est le cas depuis trente ans, que nous ne sommes pas dans une période de crise économique. Mais bien dans une crise de la redistribution des richesses produites. À ce titre, L’Écho, journal pouvant difficilement être qualifié de gauchiste, a récemment publié une carte de « la richesse par adulte dans le monde » pour le moins éclairante[9]. Tout comme le commentaire qui l’accompagnait. Reprenant des chiffres du Crédit Suisse, organisme lui-aussi peu susceptible de faire dans l’analyse marxiste, l’article expliquait, outre que la richesse se concentrait dans les pays industrialisés du Nord, que « les 1% les plus riches de la planète possèdent 43,6% de la richesse et les 10% les plus riches en détiennent 83% ».
Vous avez dit crise ?
Vous avez dit irresponsables les travailleurs belges qui rejettent le carcan salarial ?
Notons ici que le patronat est tellement décomplexé et déconnecté de la réalité vécue par la population qu’il ne s’est même pas rendu compte de l’indécence des bonus qu’il s’octroyait au moment même où il imposait une norme impérative de 0,3%. Une indécence tellement visible que le PS n’a pas pu laisser passer ce fait et a déposé fort à propos trois propositions de loi visant à limiter les salaires des patrons et à ramener la tension salariale dans des proportions raisonnables (le chiffre de 1 à 20 étant le plus souvent cités)[10]. Le Trends a fait le calcul : « En se basant sur le salaire minimum mensuel en Belgique (1259 euros) et en prenant en compte un treizième mois, le plafond serait ainsi fixé à 327.340 euros par an (…) Le patron de Belgacom, Didier Bellens, subirait une cure drastique de ses émoluments perdant au passage 2,2 millions d’euros (-87%) ». Pour ces équivalents de Dexia et de Bpost ce serait 84% et 64% tandis que les trois administrateurs délégués des chemins de fer perdraient 68%[11]. Chez qui se situe le « dérapage salarial » au vu de ces chiffres ?
Dire cela, c’est « dire la vérité aux gens ». Une autre vérité que celle qui voudrait que ce soit sur le dos des travailleurs que l’on trouve les 20 milliards d’euros qui manqueront au budget. Car ce n’est pas tout de dire qu’il faut trouver 20 milliards. Il faut surtout envisager politiquement comment on va les trouver. En réduisant les dépenses, principalement dans les services publics, comme le martèlent le patronat et les partis de droite ? Ou en augmentant les recettes ? Cette solution ne semble pas recueillir les faveurs du gouvernement actuel. En effet, le 1er avril – et ce n’était malheureusement pas le poisson traditionnel – la composante MR du gouvernement évoquait la possibilité d’adapter la loi sur la Déclaration libératoire unique (DLU). Outre que cette DLU n’a d’unique que le nom, au vu de son utilisation et de sa répétition, on peut se demander quelle est l’opportunité de confirmer une mesure d’amnistie fiscale, sorte de prime à la fraude, qui n’aurait rapporté que 497 millions lors de sa première application en 2004 et 300 millions en 2011. Une adaptation doublerait ce montant. Bel exploit. Si ce n’est que l’étude du DULBEA commandée en 2010 par la FGTB a chiffré la fraude fiscale entre 16 et 20… milliards d’euros ! La DLU apparaît donc plus comme une incitation à enfreindre la loi puis à se mettre en ordre à très bon compte que comme une mesure réellement destinée à renflouer les caisses de l’État.
Outre cette fraude fiscale colossale, rappelons le scandale que constituent les intérêts notionnels[12], autre mesure de Didier Reynders. Cette mesure n’aurait dû couter que 371 millions d’euros à l’État. On en était à 5 milliards en 2010. Soit 14 fois plus. Soit 25% de ce qui est recherché aujourd’hui pour boucler le budget de l’État. Ce système des intérêts notionnels est d’autant plus inadmissible qu’il profite quasi exclusivement aux grosses sociétés multinationales et ne participe absolument pas au développement des PME. Et ses effets sur la création d’emploi se font toujours attendre. Si là aussi le PS a déposé un projet de loi, celui-ci ne vise pas à supprimer le mécanisme mais simplement à en limiter les effets les plus pervers.
Lutte contre la fraude fiscale, suppression des intérêts notionnels. Deux propositions parmi d’autres que la FGTB met depuis des mois sur la table pour corriger, non pas la pseudo-crise économique, mais une très réelle crise dans la redistribution des richesses. Car il est plus que temps que l’on s’attaque au dérapage actionnarial.
Égidio Di Panfilo, secrétaire général SETCa-Liège
[1] et par la CGSLB
[2] L’AIP et l’impasse de la compétitivité in La Libre du 14.01.2011
[3] Trends du mercredi 10.03.2011
[4] L’Écho du vendredi 11.03.2011
[5] Laurence Laloy, Structure et évolution de l’emploi public belge, Bureau fédéral du plan, octobre 2010, p.17
[6] L’Écho du jeudi 10.03.2011
[7] Antoine Gruselin, La crise… quelle crise ?, 6com du 04.04.2011
[8] MoneyTalk n°14 du 07.04.2011
[9] L’Écho du mercredi 30.03.2011
[10] Limiter les salaires des patrons in Le Soir du 08.04.2011
[11] Plafonnement des salaires. Quel patron perdrait le plus ? in Trends du 14.04.2011
[12] Égidio Di Panfilo, Les intérêts notionnels, fossoyeurs de l’emploi in La Libre du 15.10.2010
